Prédication
autour de Luc 18, 9 et ss
le 23
octobre 2016, à Versailles chez les Diaconesses
Mes sœurs, ne soyons pas trop sévère envers le pharisien,
car en vérité, il nous ressemble beaucoup.
Ici deux pièges nous guettent :
- Le
premier serait de voir dans la figure du pharisien « les autres »,
tous ceux dont la piété n’est pas la nôtre ;
- Et le
second serait de poser sur la figure du péager un modèle absolu d’humilité,
exemple parfait qu’il nous faudrait à tout prix reproduire, au risque alors
d’en faire une variante de la figure du pharisien qui serait celle du
« pharisien de l’humilité », c’est-à-dire celui qui serait le
champion de l’humilité et qui regarderait les autres, les orgueilleux, avec
tristesses et mépris.
Ce n’est pas au niveau de l’humilité que ce joue, me
semble-t-il, notre parabole, mais ailleurs, dans la question du rapport aux
autres, à soi-même et à Dieu enfin.
Une première précision, tout d’abord : le texte suit
directement celui de la prière de la veuve et du juge inique, avec ce
formidable enseignement qu’il nous faut, non pas tant prier « sans
cesse », que prier « sans nous lasser jamais » ; la prière
apparaissant ici comme une revendication, contre vents et marées, revendication
de la bénédiction, fusse au cœur de la tragédie la plus terrible. Et comme une
protestation devant tout ce qui défigure l’homme, sa dignité et la justice.
Le piège ultime alors était celui du découragement, de l’« à
quoi bon », de ce que le poète canadien Robert Charlebois appelait «la désabusion ».
Dans la parabole d’aujourd’hui, c’est un autre piège de la
prière qui nous est signalé, celui de la satisfaction spirituelle, de l’orgueil
religieux, qui est une maladie grave et qui peut frapper même … les plus
humbles !
Mais quelle est la nature de cette maladie, qui, de près
ou de loin, est la nôtre, à chacun d’entre nous, surtout nous qui, diaconesses,
conseillers presbytéraux ou pasteur, avons décidé un jour de répondre à un
appel et de tenter d’en vivre ?
Le premier symptôme de notre maladie, c’est celui de
l’autre, des autres.
Ou plutôt de notre rapport aux autres.
« je te rends grâce de ne pas être comme »,
dit le pharisien.
Et si le piège ultime se cachait là, dans ce petit
mot : comme ?
Remercier de ne pas être comme, ce qui implique qu’il veut
être, en vérité, lui aussi, comme ;
comme il le faut, comme ses frères et ses sœurs en religion.
Les autres ici n’existent pas pour eux-mêmes, mais ils
n’existent que comme, qu’en
comparaison à soi.
Le pharisien ici est le frère jumeau du fils aîné de la
parabole des deux fils, texte également propre à Luc.
Le pharisien est dans la comparaison, et là où règne la
comparaison, l’orgueil ou le désespoir n’est jamais loin. Il ramène tout à
« lui-même ».
Il fait partie, dit le texte, de ceux qui ont conscience
d’être justes « en eux-mêmes », littéralement en grec «par eux-mêmes ».
Confiance en eux-mêmes, et non pas dans les autres.
- Mais,
Monsieur le pasteur me direz-vous, n’est-ce pas bien, d’avoir confiance en
soi ?
N’est-ce pas ce qu’il faut, d’ailleurs,
apprendre à nos enfants ?
Si, bien sûr que si, mais la médaille « confiance en
soi » présente souvent un revers redoutable et terrible, celui de la
méfiance, de la défiance envers les autres.
- « Ne
fais confiance à personne », entend-on parfois dire à son enfant !
Mais quelle tragédie, derrière ces mots : car alors,
si la confiance en soi a pour corollaire la méfiance et la défiance envers les
autres, alors il n’y a plus, tout simplement, de vie possible, puisque toute
vie humaine sera toujours relationnelle ; puisque l’être humain est un « être
vers », tourné fondamentalement vers les autres et pour les autres.
Et puis, le piège est aussi théologique, car Dieu ne
passe-t-il pas toujours par l’autre et par les autres pour venir à moi ???
Le deuxième symptôme, le second piège du pharisien, si
c’est celui de se couper des autres, c’est aussi celui de passer à côté de
soi-même, car à vouloir être comme, on passe à côté de soi !
Le piège du pharisien, c’est, d’une certaine façon, le
piège de la sainteté.
Au risque de vous choquer, mes sœurs, nous ne devons pas
chercher à être des saints (ou des saintes) !
Je cite ici Dietrich Bonhoeffer :
"J'ai compris plus
tard et je continue d'apprendre que c'est en vivant pleinement la vie terrestre
qu'on parvient à croire. Quand on a renoncé complètement à devenir quelqu'un –
un saint, ou un pécheur converti, ou un homme d'Eglise (ce qu'on appelle une figure de prêtre), un
juste ou un injuste, un malade ou un bien portant – afin de vivre dans la
multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des
expériences et des perplexités (et c'est cela que j'appelle vivre dans le
monde), alors on se met pleinement entre les mains de Dieu. …C'est ainsi que
l'on devient un homme, un chrétien[1]".
C’est
dans l’ambiguïté de nos vies que ce joue notre foi et la rencontre avec la
grâce ; et c’est peut-être ce que découvre, lui, le deuxième homme : le
péager.
C’est
un sale bonhomme, certainement, puisque collaborateur de l’occupant, lui qui
perçoit les taxes pour ce dernier.
Mais
là où le 1er se tient « devant lui-même », au lieu de se
tenir « devant Dieu », le second, lui, se tient « à
distance », et n’ose pas même lever les yeux.
Le verset 11 peut en effet se traduire par :
« le pharisien se tenait debout devant lui-même », alors que le
péager se tient « loin ».
Il
y a cette distance, cette béance, cette fracture acceptée dans la vérité de son
être, symbolisée par cette distance physique.
Là
où le pharisien se voit et se comprend dans une plénitude de foi et de gestes
posés (et donc dans une illusion de lui-même), le collecteur d’impôts, lui, se
voit et se comprend dans un manque irrémédiable, et c’est ce manque à être
irrémédiable qu’il apporte « devant Dieu » (au temple) là où le
premier se posait « devant lui-même ».
Il
y a cette béance en lui qui lui offre la possibilité que quelqu’un, Dieu,
vienne s’y manifester.
Le
péager est ainsi le frère jumeau du cadet de la parabole des deux fils, ce
fameux prodigue qui n’est autre que chacun d’entre nous lorsque nous nous
approchons de Dieu, dans la vérité de nos manques, de nos failles, de nos
errances, de nos échecs et de nos doutes.
Et
c’est là, très exactement là, que se tient le Dieu de l’Évangile,
dans
cette distance qui s’en vient à jamais nous préserver de l’idole.
Et
nous découvrons alors, émerveillés, qu’en vérité, nous n’y sommes pour rien.
Ni
notre justice,
Ni
notre injustice,
Ni
nos capacités,
Ni
nos incapacités,
Ni
notre prière,
Ni
notre absence,
ne
sont les derniers mots de nos vies.
Car
le dernier mot appartient à un Autre, qui lui se tient là pour, sans se lasser
jamais, nous relever et nous élever vers la vie, par la seule force de sa
parole et de sa présence.
Quant
à nous, notre seul mérite est de n’en avoir aucun, mais de nous approcher, de
loin, et d’oser accueillir dans cette distance, et dans nos béances, la
puissance d’une parole qui m’appelle, qui m’appelle à être.
Bonhoeffer,
encore :
C’est « justement, au moment où
quelqu’un se figure qu’il ne peut plus suivre ce chemin avec Dieu, parce que
c’est trop difficile, voici que la proximité de Dieu, la fidélité de Dieu, la
force de Dieu deviennent sa consolation et son secours. Alors seulement nous
savons qui est Dieu et quel est le sens de notre vie.[…] Il nous a séduits. Il
nous a pris de force ». Il ne nous lâche plus. Que nous importent liens et
fardeaux ! Que nous importent péché, souffrance et mort ! Il nous
tient ferme.
Seigneur, séduis-nous toujours à nouveau…[2] »
Amen
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