mardi 29 avril 2014

Jean 20, 1 à 18, Pâques 2014, Mas des Abeilles et Oratoire


Une fois encore, nous le chantons, nous le proclamons : Christ est ressuscité. C'est, nous le savons, le cœur même de notre foi ; c'est la "pointe" sur laquelle tout repose, et pour nous pas seulement la foi, mais toute vie, toute chose… et une vie peut se retourner autour d'une pointe d'aiguille…

Et pourtant, c'est peut-être dans le même temps le plus difficile à interpréter, à entendre, à vivre… car ce qui est au cœur des choses est souvent bien caché, tel un ressort secret, impossible à analyser, à expliquer, à décrire.

Le piège se situe peut-être là, d'ailleurs : 
entendre ces récits comme s'ils nous décrivaient ce qui s'est passé…  Jean Zumstein le grand exégète du 4ème Evangile, le déclare :
« L'évangile de Jean n'est pas à lire comme une intrique dramatique, qui nous rapporterait ce qui s'est produit de façon chronologique, comme un reportage de ce qui s'est passé ;
non, le 4ème évangile se présente comme une "intrigue thématique", et l'intrigue du chapitre 20, ce n'est pas tant  la résurrection du Christ  que ce qu'il appelle  la naissance de la foi pascale »[1]
Car ce qui court tout le long de ce chapitre, c'est la question de la foi,
Dans  la relation entre le voir et le croire !

Voir ou ne pas voir, telle est la question… de la foi !
Voir. Le verbe voir structure et parcours tout ce récit johannique.

Le premier voir de Marie de Magdala, en arrivant au tombeau devant la pierre roulée,  n'aboutit pas puisqu'il s'épuise dans l'idée du déplacement de la dépouille.
Ce voir suscite néanmoins le vouloir-voir de Pierre et de l'autre disciple ;
Pierre voit (avec un autre verbe en grec) mais ne voit…rien !
L'autre disciple, celui que Jésus aimait, entre,
voit et croit !
Mais qu'a-t-il vu ???
Rien !
Rien que le tombeau ouvert, et les traces d'une présence :
les bandelettes !

Marie revient en scène et voit à nouveau dans le tombeau, cette fois deux envoyés vétus de blanc et qui parlent : en fait, elle voit… une parole !

Enfin, elle voit Jésus lui-même, mais sans pouvoir le reconnaître pourtant (elle le prend pour le jardinier)…

Ce qui va provoquer la foi, c'est encore et toujours une parole, celle de Jésus lui-même…
Viendra enfin, dans les versets qui suivent, la rencontre entre Thomas et Jésus qui aboutira à cette phrase tant de fois entendue :
Bienheureux ceux qui ont cru sans avoir vu !
Et là, la tête nous tourne :
Il vit et il cru … pour le Disciple Bien Aimé…
Et puis quelques versets plus tard pour Thomas:
Bienheureux ceux qui ont cru sans avoir vu !
Alors, il faut savoir : voir ou ne pas voir ???
Ces derniers mots  de l'homme de Nazareth s'en viennent pourtant confirmer définitivement notre intuition :
voir ou ne pas voir, telle est la question…

Réponse : la foi pascale ne découle pas d'un voir, mais d'un entendre.
Comme j'aime à le dire, un chrétien, cela voit avec ses … oreilles !

Comme le dit admirablement Maurice Bellet[2] :
"La résurrection ne se connaît que par la parole.
Elle vient à nous par le Dit et le Récit.
Il n'y a pas de vision ni de toucher.
( remarquons que le 4ème évangile ne dit pas que Thomas touchera…)
Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru.
Ses apparitions, telles que racontées par les Evangiles, ne sont pour nous que des narrations.
La résurrection est ce quelque chose qui circule dans la parole humaine… "
"Et sous quel mode ?
Pas celui du mythe, de l'histoire, de la psychologie, de la métaphysique, ni même de la théologie… le mode de la parole de résurrection est la résurrection elle-même.
C'est-à-dire qu'elle fait ressusciter, qu'elle suscite encore et toujours la Parole"…

[La résurrection se révèle en son accomplissement comme la présence indestructible d'une parole contre la toute puissance de la mort dans nos vies, comme la victoire de la parole sur toute mort…]

Mais revenons à notre texte …

Le premier croire suit le voir du Disciple bien aimé…
Or que voit-il ? je l'ai dit : rien.
Rien que quelques bandelettes posées à terre.
Rien d'autre.
Eh bien, mes amis, c'est de ce rien, de ce presque rien, de ce vide, de ce presque vide que surgit la foi.
Il lui faut l'espace de ce vide pour que, dans quelques instants, une Parole puisse retentir lorsque Marie entrera à son tour dans le tombeau.
Etonnant, surprenant, pourtant, ce tombeau, lieu de toutes les peines, de toutes les souffrances, de toutes les peurs, qui se retrouve comme ouvert, interrogé  par ces quelques bandelettes posées à terre…
Ne serait-ce pas déjà cela, la résurrection : cette brèche dans nos peurs, dans nos chagrins, dans nos souffrances ???
La résurrection pose d'abord les traces d'un principe d'espérance, une ouverture, une brèche…

Mais reprenons notre lecture.
Le second voir de Marie, celui des deux anges, ou plutôt, devrait-on traduire, des deux envoyés, est celui d'une parole.
"Ce qui fait le caractère inouï de la parole ressuscitante, c'est qu'elle émerge du silence, du très grand silence de la mort.
Voilà une puissance de vie aussi déconcertante pour ma vie ancienne que peut l'être, pour l'enfant des humains, sa venue au monde".

Et cette parole interroge nos larmes, préparant l'indicible qui pourtant se murmure déjà à travers la question…
Car la parole de la résurrection, c'est ensuite cela :
un gigantesque point d'interrogation sur la toute-puissance  du tragique et du chagrin dans nos vies
La parole de la résurrection se donne à entendre comme une interrogation majuscule, de cette question qui fait vivre et qui peut redonner souffle à nos vies si souvent à bout de souffle.

Mais cela ne suffit pas encore. C'est trop théorique. Trop abstrait.
Pourtant cela suffit pour que Marie se retourne.
Retournement  physique pour dire aussi le retournement intérieur, celui de la foi justement..
Et le dernier voir de Marie est enfin celui du Christ..
Ouf. Enfin. Ca y est, nous y sommes.
Eh bien non. Car Marie ne reconnaît pas Jésus.
Combien de fois faudra-t-il nous le dire,
gens de peu de foi :
on ne voit bien qu'avec les oreilles, pas avec les yeux !

Et résonne alors la seconde parole de la résurrection, qui encore interroge nos larmes… mais qui va plus loin :
Pourquoi pleures-tu ? Et qui cherches-tu ?
Oui,  que cherchons-nous ce matin ????
C'est encore la question majuscule, celle qui pousse toute chose vers la vie, mais la question se resserre, se précise: que cherches-tu ?
Cette question, dans le 4ème Evangile, est la première parole que Jean met dans la bouche de Jésus, alors qu'il s'adresse aux disciples : que cherchez-vous ? (Jean 1,  38)
Et c'est aussi la première parole du Ressuscité à Marie …
L'évangile est là, au cœur de cette double question :
Que cherches tu ?

Et voilà le cœur de la foi révélé : la foi comme quête, comme quête de sens, à jamais ré- ouvert par la pierre roulée, les bandelettes à terre, la parole des envoyés et celle du Maître…

-        Dis Papa, c'est quoi, la vie ? cela sert à quoi ?

A lui donner sens, justement, par la seule force d'une parole reçue, pour que triomphe, dans nos vies, la lumière que rien n'a puissance de détruire, celle qui vient de celui-là même qui nous le demande :
Que cherchez-vous ?

"Pour la foi, la résurrection, ce n'est pas un fait, c'est un principe" (Maurice Bellet).
C'est le principe fondamental par lequel je peux tout réinterpréter et par quoi tout peut reprendre sens.
En ce sens, c'est bien le pivot de notre foi, de notre vie, de notre prédication.

Mais allons encore plus loin avec notre récit : car à la question du Maître répondra encore et toujours  l'angoisse de Marie : "dis-moi où tu l'as déposé, et je l'enlèverai…".
Car il faut du temps pour apprivoiser la parole de la résurrection…
Car en fait il lui manque encore une parole pour que tout prenne sens et vie :
une seule parole, qui se condense en un seul mot.
Un prénom. Hier celui de Marie.
Ce jour le mien. Le tien. Et le tien aussi.
Marie.
Jacqueline, Freddy, Marie-Hélène…
Jean-François.
Et cela suffit. Et tout est dit.

Et là, très exactement à ce moment-là, la Parole de la résurrection vient renouveler en nous la foi, c'est-à-dire la confiance, c'est-à-dire la vie enfin rendue possible.

Car mes amis, il faut que nous le sachions, la résurrection n'est pas à croire, elle est à vivre.
" Ces récits ne sont point faits pour nous rendre spectateurs d'un événement. Ils sont faits pour nous donner à entendre ce que peut être notre relation avec Christ, qui est notre ultime vérité.
Madeleine au jardin, les femmes au tombeau, les chemin-faisants d'Emmaüs, les proches au bord du lac, Thomas le douteur … tous nous disent que nous pouvons être en ce lieu là, où la vision échappe, où ne demeure que ce feu brûlant au cœur des disciples, le nom, son propre nom qu'entend enfin Madeleine, la puissance inouïe du Souffle qui va donner aux disciples la force de soulever le monde.
Ce qui nous est donné à entendre, c'est bien la puissance venant en nous, capable d'éteindre la fascination de la Mort et les délires où se défait l'homme, ce mortel. "(M. Bellet)

Ainsi, la résurrection, ce n'était pas hier, il y a deux mille ans. Ce ne sera pas davantage pour demain, lorsque nous aurons atteint le bout de la corde de notre existence.
La résurrection, c'est aujourd'hui, comme une nouvelle manière d'être, d'être à soi-même, aux autres, à la vie elle-même et à Dieu.

Ce qui demeure, c'est ce dont Christ a témoigné et vécu, c'est l'agapé, la divine douceur, cette relation nouvelle entre nous, les humains, où vient se recueillir, se condenser en quelque sorte, toute notre foi pascale.
Par-delà la torture, le crime et la bêtise, au-delà de la tyrannie, Christ revient doucement, nous appelle par notre nom, et nous relance en espoir. Il remet debout et en route; il oblige à courir partager avec d’autres endeuillés de la vie l’attente et la volonté d’une terre autrement.

Pour nous remettre en route.
Car le fruit de la parole de la résurrection, c'est le mouvement, la mise en route,  la course même, le retournement  vers le cheminement de la vie…
Car l'homme est un cheminot, un cheminant, un marcheur de sens…


L'homme n'est pas, mais il a à être.
L'existence est un pouvoir-être…. "
"L'homme ne vit pas, il ressuscite.
A chaque pas il ressuscite…. Vivre, c'est naître à chaque pas"[3]

Et cela par la seule force d'une parole reçue.
Puisse l'Eternel te donner aujourd'hui d'entendre cette parole et d'en vivre.
Puisse-t-elle te donner la force d'aimer sans te lasser jamais,

Alors, joyeuses Pâques.






[1] Jean Zumstein, In L'Evangile selon Saint Jean, Labor et Fides, p. 267
[2] In Si je dis Crédo, Bayard, p. 87 et ss
[3] In : Les symboles du Judaïsme, Editions Assouline, page 10 & 11.




Texte biblique : Jean 4, 1 à 42. Dimanche 23 mars 2014 à l'Oratoire.

La Samaritaine !
Il me faut tout d'abord vous avouer quelque chose : je n'aime pas prêcher sur l'Evangile de Jean.
Car le 4ème Evangile est un texte à méditer, longuement, dans le secret de sa prière...
Car le 4ème Evangile est un texte à travailler, longuement, dans son bureau avec tous les outils nécessaires ;
Car le 4ème Evangile est un texte à partager en groupe biblique, longuement, et pour vous donner une idée, sur ce texte, avec le groupe de St-Césaire ou chez Madame Monteil, nous avons passé deux séances de deux heures. Alors, vous pensez bien qu'en  ¼ d'heure de prédication … !

Car le texte johannique, et la Samaritaine en est un, est un texte d'une grande richesse et puissance théologique et spirituelle, où chaque image, chaque mot presque,  est important et peut faire sens pour nous.
La Samaritaine, donc.

Remarquez que déjà, un piège nous guette : celui de réduire notre passage au seul dialogue avec la femme, alors qu'il y a deux dialogues qui s'enchaînent : le premier avec la femme, le deuxième avec les disciples.
On a beaucoup dit déjà sur le premier dialogue, sur le quiproquo, que Jean affectionne particulièrement comme ressort narratif pour nous aider à décoller de toute littéralité.
L'incroyable rencontre de l'Homme de Nazareth avec cette femme, hérétique au judaïsme de l'époque, et donc doublement impure aux yeux de la loi.
Or, cette femme, anonyme, va devenir pourtant, sous les yeux ébahis des disciples, la première apôtre, la première envoyée, la première témoin par la parole de laquelle d'autres vont venir au Christ.

Oui, il y aurait tant de pistes à suivre, tant de fils à tirer…
Mais pour ce matin, je ne retiens qu'un petit bout de la lorgnette : ce qui fait le lien entre ces deux dialogues, ce qui fait stéréo, écho, et l'un des axes principaux de notre passage : boire et manger.
Car oui, ce qui court entre les lignes, c'est cette thématique fondamentale : qu'est-ce qui peut me désaltérer, en vérité ? 
Qu'est-ce qui peut nourrir mon existence, en vérité ?
Qu'est-ce qui peut me donner la force et le courage pour me tenir debout alors que l'abîme du deuil s'ouvre sous mes pas, ou bien lorsque  plus rien ne semble plus rimer à rien ?
Qu'est-ce qui peut me donner l'envie d'aller voter alors qu'on se complaît à dire que cela ne sert à rien, que de toute façon tout est décidé ailleurs et que tous sont pourris...ce qui, non seulement, est faux mais en plus terrible et dangereux... Mais laissons cela…
Qu'est-ce qui peut nous désaltérer vraiment ? Nous nourrir vraiment ?
Ou pour le dire autrement, quel sera notre carburant intérieur ?
Les discours du café du commerce, la "désabusion"  ordinaire, vieille comme la Bible elle-même : « Vanité des vanités, tout est vanité », avec son éternel : « tout fout le camp »,  ou encore la force de conviction en mes petits bras musclés et la formidable intuition  que "si tous les gars du monde et toutes filles du monde" …. ?
Important, certes, mais j'ai bien peur que cela ne fasse pas encore la mesure...

Oui, comme le disent les jeunes aujourd'hui : c'est quoi ta "came" ?

Pour moi, une parole venue d'ailleurs qui vient se glisser à travers toutes nos incompréhensions, toutes nos inquiétudes, toutes nos souffrances pour nous réorienter vers les autres, vers la confiance et l'espérance.
Qu'est-ce que notre nourriture : Faire la volonté de Celui qui m'a envoyé, dit Jésus
Qu'est-ce que notre nourriture : Faire en sorte que nos existences prennent sens par la seule force d'une parole reçue.
C'est quoi, ma "came" ? Rien d'autre que l'incroyable rencontre avec cette Parole qui veut redonner souffle à nos vies à bout de souffle.

Mais comment cela est-il possible, pour toi, pour moi ?
Comment cette rencontre peut-elle se produire pour toi, pour moi ?
Pour faire de nous des hommes et des femmes renouvelés par le souffle de la vérité ?

Où ?
Un petit mot, qui passe souvent inaperçu au verset 6, me semble pourtant essentiel.
"Donc, Jésus, fatigué par la marche, s'asseyait près de la source", traduit-on le plus souvent.
Tout à l'heure, vous avez entendu : "s'étant  assis tel quel au bord de la source" : un petit mot grec outos, outov, qui signifie ici : ainsi, comme cela, d'une façon quelconque.
Où peut surgir la rencontre : n'importe où, de façon tout à fait quelconque, toujours là où on l'attend le moins.
Car la rencontre surgit toujours malgré nous, à notre insu, au plus ordinaire de notre quotidien et de nos fatigues, de notre fragilité. Pas lorsque nous somme forts et courageux.
Mais toujours lorsque nous sommes fatigués et épuisés : là nous attend la rencontre.

Pas "quand je serai grand", ou "quelqu'un", ou "savant", et heureusement, car alors nous pourrions attendre longtemps…!  Mais tel quel; tel que nous sommes…

Quand ?
Oui, mais quand ? 
En effet quand ? 
Quand : eh bien maintenant, là, ce matin, ici.
Allons, les bancs d'un temple valent bien le confort de la margelle d'un puits.
"L'heure vient, et c'est maintenant", dit le Maître au verset 23.
Oui, ici et maintenant, l'heure vient et elle est là, comme elle était là ce midi-là, au bord du puits, comme elle est là ce matin dans ce temple, comme  elle peut être là, chaque fois que nous nous efforçons d'être en vérité avec nous-mêmes, chaque fois que nous nous laissons interpeller par le Christ.

Comment ? 
Par la parole.
Encore et toujours, par la parole.
Mais attention, pas n'importe quelle parole :
l'avez-vous remarqué : par une parole qui interroge, qui questionne, qui s'ouvre à l'autre, à la rencontre...
"Comment, toi, le Juif, tu me demandes à boire, à moi une samaritaine ?"
Et la première parole du Maître était aussi une demande : "Donne-moi à boire..."

Dieu ne se tient pas au plus profond de nos convictions, mais il se dresse au plus profond de nos questions et c'est de là qu'il vient rouvrir nos vies et les réorienter vers la vie et ce qui fait vivre ;  et cela en vie éternelle,  en vie de plénitude ; car, nous l'avons vu, l'éternité n'est pas demain, mais elle est aujourd'hui, comme elle était déjà hier, comme elle est chaque fois que la vie triomphe sur la souffrance et la haine.
Oui, l'homme vit de questions, donc prenons garde de ne pas enfermer  trop vite ni Dieu, ni l'autre dans nos réponses toutes faites.

Alors, ces incroyables rencontres qui font  vivre :
Où ? n'importe où ;
Quand ? aujourd'hui ;
Comment ?  par la seule force de nos questions.

Pourquoi ?
Mais pour tout changer !
Pour redonner souffle à nos vies à bout de souffle, pour nous ouvrir au don qui seul peut redonner sens à nos vies trop souvent insensées…

Un verbe traverse tout le récit : donner. 12 fois dans notre péricope!
Voilà peut-être le secret.
Dominique Lapierre  disait, je crois : « Tout ce qui n'est pas donné est perdu » ;  voilà peut-être le secret.
Nous ouvrir à la rencontre pour pouvoir nous ouvrir au don, nous ouvrir au don pour pouvoir nous ouvrir à la rencontre.
Notre nourriture,  c'est de construire l'œuvre de Dieu et l'œuvre de Dieu, c'est la vie dans l'amour, l'amour dans la vie.
L'homme vit de ce qu'il donne, de ce qu'il fait pour l'autre.
Voilà la nourriture qui seule peut nourrir notre vie !
Voilà ce qui peut redonner souffle à nos vies à bout de souffle.

Imaginez une équipe de maçons dont la tâche serait de transporter des pierres, toute la journée, mais pour rien ; juste comme cela ; parce qu'il faut le faire. C'est très exactement peut-être l'enfer.
En tout cas, c'est une torture inventée par certains gardiens de camps de concentration nazis.

Imaginez une équipe de maçons dont la tâche serait de transporter des pierres, toute la journée, mais pour construire une route, une maison, un temple...et c'est alors toute la vie qui reprend sens et c'est le royaume qui s'approche...


Ma sœur, mon frère, le chrétien ne vit que de rencontres, de ces rencontres improbables qui réorientent nos vies.
Le chrétien ne voit bien qu'avec ses oreilles, car c'est par la parole reçue qu'il peut voir la vie et le monde autrement.
Le chrétien mange avec ses doigts, avec ses mains car ce qui le nourrit, c'est ce qu'il fait avec et pour les autres, bref, ce qu'il donne.

Mais si nous venons à faillir, si parfois la chaleur du jour se fait trop forte,
Alors, assieds-toi et laisse-toi encore rencontrer par Celui dont la Parole est notre vraie nourriture, notre vraie came, alors nous serons témoins de vie.
Qu'il nous en soit ainsi !
Amen




mercredi 9 avril 2014

Luc 2, 22 à 39. Présentation de Jésus au Temple,

Prédication  à l'occasion d'une retraite donnée 
au monastère des Trappistines de 
La Paix-Dieu, en l'Eglise de Cabanoule, le 2 février 2014 

Nous le chantons depuis hier : "Jésus, lumière, notre lumière",
reprenant à notre compte ces mots du vieux Siméon devant l'enfant :
"Lumière qui se révèle aux nations…".

Mais là, une interrogation surgit en moi :
Qu'a-t-il vu, en vérité, le vieux Siméon ?
Un enfant, âgé de quelques semaines peut-être, premier né d'un couple ordinaire qui vient accomplir l'acte liturgique rituel du rachat du premier né mâle, comme le prescrivait la Loi de Moïse… ( cf. Exode 13, 2 ; Nb 18, 15…)
Où Marie, par la même occasion probablement, en profite pour accomplir elle aussi le sacrifice qui devait être fait à l'occasion de ses relevailles.
Un enfant, au milieu de tous les enfants de Jérusalem.
Alors, qu'a-t-il vu, avec ses yeux ?
En vérité, rien. Presque rien.
J'aurais envie de dire : "circulez, il n'y a rien à voir".
Et pourtant là, très exactement là, alors qu'il n'y a rien à voir,
Pas de chœurs célestes, pas de cieux qui se déchirent, pas de lumière resplendissante,
pas même une voix venue du ciel,
pourtant là, Siméon s'écrie :
-        " Mes yeux ont vu le salut…"
Alors même qu'il n'y a rien à voir !
Parabole pour notre foi :
Car si c'était cela, la foi, le salut même ?
L'expérience d'un autre regard possible sur le monde, sur les autres, sur nous-mêmes, sur Dieu enfin ?

L'exégète suisse Daniel Marguerat écrit très justement, me semble-t-il :
« On dit que la vérité crève les yeux, mais ce n’est pas vrai !
La vérité crève rarement les yeux. Ce sont nos yeux qui, peu à peu, doivent crever les choses qui nous dissimulent la vérité.
Dans le grouillement du quotidien, Siméon et Anne ont déchiffré un signe, ils ont vu à l’œuvre le salut de Dieu.
Ce n’est pas leur place que j’envie, c’est leur regard… »

Oui, n'est-ce pas cela, l'expérience même de la foi : cet arrachement de la tyrannie des apparences et des évidences, pour pouvoir, enfin, risquer un autre regard,
Un regard qui rend grâce,
Un regard qui bénit,
Là où trop souvent, nous avons tendance à ne voir que désastres, souffrances et échecs.
Pourtant, Siméon aussi aurait pu dire, avec les hommes de son temps (car c'est drôle, mais chaque génération le dit) : "tout fout le camp ! ".
L'occupant romain était là, et avec lui une autre culture, une autre façon de vivre, d'autres valeurs
Le clergé du temple était corrompu, le Grand prêtre était contesté dans sa légitimité par certains…
Et Hérode, dernier représentant de la royauté en Israël, n'est qu'un terrible despote cruel et sanguinaire qui massacre des enfants…
Oui, déjà, tout foutait le camp !

Mais Siméon est là, il vient, dans sa fidélité, au temple, et là, devant l'enfant, il rend grâce et il bénit !
Nous montrant ainsi un autre chemin possible :
Où il n'y a plus à fuir, mais à demeurer ;
Là où il n'y a plus à dénoncer, à condamner  mais à rendre grâce pour ce qui survient
Là où il n'y a plus à maudire, mais à risquer le geste de la bénédiction.

Et il peut dire :
-        "Maintenant, oh Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s'en aller en Paix, selon ta Parole…" 
Mes Sœurs, chers amis, avant de venir hier, je me suis arrêté  faire une visite auprès d'un très vieux Monsieur qui est au seuil de son "grand passage".
Peut-être d'ailleurs, en ce moment, a-t-il rejoint les bras du Père….
Il y a une semaine, il m'avait confié :
-        Je suis prêt.  Je peux partir. J'ai eu une vie riche et belle : une épouse, 4 enfants, 12 petits enfants.
Une vie dévouée aussi à sa communauté, trésorier bénévole de nombreuses associations caritatives.
Et puis il me dit :
-        Je vais avoir un arrière-petit-fils. Ma petite-fille m'a montré l'échographie. Je suis heureux.
Je lui demande s'il n'aimerait pas le voir naître, cet arrière-petit-fils. Que la vie le tienne jusque-là…
Et il me répond :
-        A quoi bon ? Non. Ce n'est pas la peine. Je sais qu'il va naître, et cela me suffit.

La promesse de cette naissance lui suffisait !
Pas besoin de voir.
Le regard de la foi suffit !
  
A cause d'une promesse.
Reçue à la lumière d'une autre lumière.
N'est-ce pas cela, notre foi ?
Nous mettre sous une autre lumière, celle du Christ, qui nous invite à voir d'un autre regard… Autrement….
Par-delà, toujours,  la tyrannie des apparences et des évidences. 
Et tout est transformé.
Et elle nous invite ainsi à vivre, à notre tour, en pèlerin de lumière

Car recevant cette lumière,
Car reconnaissant cette lumière,
c'est nous qui sommes, désormais, appelés à être lumière pour et dans le monde.
Luc n'emploie que 6 fois le mot lumière dans tout son Evangile[1]
Nous n'avons pas le temps de regarder ces passages en détail, mais chaque fois, c'est en rapport avec l'homme, pour nous dire que désormais, c'est nous qui sommes appelés à être lumière, pèlerin de lumière dans et pour le monde.
Et Luc met alors en lien lumière et regard, et lumière et parole reçue. Il dit par exemple, parlant de la lumière qui doit éclairer et non pas être cachée : "et prenez donc garde à la manière dont vous écoutez"… (Luc 8, 18).

Car oui, la lumière nous vient de la Parole.
Car oui, nous chrétiens, c'est à cause d'une parole reçue que nous pouvons risquer sur le monde un autre regard ;
Car oui, nous autres chrétiens, c'est avec nos oreilles que nous sommes appelés à voir autrement, à la lumière d'une autre lumière : celle de la Parole de l'Evangile.

Mes sœurs, souvenez-vous de ce moment pendant les Laudes : plus d’électricité…
Cela empêchait certes de lire les psaumes mais cela ne gênait en rien  notre écoute qui illumine notre foi, car c’est bien d’une autre lumière qu’il s’agit…
Celle du Christ, celle qui nous est donné de discerner du cœur même de sa Parole.
Siméon le dit lui-même :
« Tu peux laisser tes serviteurs s’en aller en Paix, selon… ta Parole. »

* * *

Puis viennent ces mots terribles me semble-t-il, adressés à Marie :
« une épée traversera ta vie ».
Là, surgit dans notre imaginaire, immanquablement, l’image du calvaire.
La souffrance d’une mère devant la souffrance d’un fils.

Pourtant, je ne suis pas certain qu’il faille retenir cette lecture.
Car le mot grec employé ici est différent de celui qui désigne dans le Nouveau Testament  l’épée en tant qu’arme.
C’est ici un autre mot et qui est toujours employé dans le NT pour signifier la Parole de Dieu qui est "comme une épée acérée à double tranchant", nous dit l’Apocalypse, vient nous pénétrer, nous désarticuler, pour  nous réarticuler autrement.
Ainsi nous pouvons comprendre la parole de Siméon  autrement :
« il sera un signe de débat,  et la parole traversera ta vie, ainsi seront révélés les réflexions de bien des cœurs »
Oui,  cette parole vient nous traverser,
Oui cette lumière vient nous transfigurer,
Oui cette parole fait de nous des « porteurs de lumière »...
Pour illuminer, comme le disait  Zacharie, même ceux qui habitent dans l’ombre de la mort.

Car comme l’écrit  le P. Maurice Bellet :
«  La grande affaire, l’unique affaire est que le chemin ne se perde pas dans la ténèbre ; que se lève, au cœur même de la nuit, la lumière irrépressible que rien ne peut détruire".  
et il poursuit :
"Si Dieu est, il est en l’homme désormais ce point de lumière qui précède toute raison et toute folie et que rien n’a puissance de détruire. Peut-être alors que croire en Dieu consiste en ceci : Croire qu’en tout être humain existe ce point de lumière. »

Puissions-nous, nous aussi désormais, voir et vivre en "petits Siméon"
et qu’il nous en en soit ainsi, aujourd’hui, demain et jusqu’au seuil du Grand Passage.



[1] Luc 2, 32 / 8, 16 / 11, 33 et 35 / 12, 3 et 22, 56.