jeudi 6 décembre 2012


Culte de la Cité, le 25 novembre 2012  au Temple de l'Oratoire.
Texte retenu : Jean 18, versets 33 et ss


-        "Es-tu roi ? "

Tragique quiproquo sur la vocation de l'homme de Nazareth,
et cela depuis le jour même de sa naissance,
et jusqu'à la veille de sa mort.
Souvenez-vous :
Hérode, apprenant la naissance de Jésus, et craignant pour son trône, fait passer par le fil de l'épée tous les nouveau-nés de Bethléem et des environs... (Matthieu 2, 16)
Déjà, cette terrible méprise qui provoqua le sang et la violence injuste et cruelle ;
En passant par Caïphe et jusqu'à Pilate, sous oublier la foule et les disciples eux-mêmes,
Pierre en tête (Matt. 16, 23),
cela sera toujours la même méprise, tragique :
celle qui veut faire de l'homme de Nazareth un chef, un roi.
A la mode de ce monde.
Pour régner sur ce monde,
comme un chef,
comme un roi de ce monde.
Et les chefs de ce monde n'aiment pas ceux qui semblent avoir les mêmes prétentions qu'eux, et on les comprend, car ils risquent de perdre leur place.
C'est cette très vieille histoire de la guerre des égos et des chefs, dont l'actualité récente nous rejoue le Xème épisode.
-        Qui sera roi ?
-        Qui sera chef ?

L'Evangile nous raconte que Jésus surprit les disciples eux-mêmes en flagrant délit de cette étrange maladie :
-        « Qui sera le chef à la mort du maître ?
            Qui sera le plus grand dans le royaume des cieux ? »
            (Marc 9, 34)

Pathétique attitude si elle n'était si courante et pouvait se révéler si destructrice d'humanité...

Ce jour là, Jésus devant Pilate coupe court :
-        « mon royaume n'est pas de ce monde ».
            Ma royauté n'est pas à cette mode là !
            Si ma royauté était à cette mode,
            mes gens auraient combattu pour moi... 

Et le 4ème évangile nous raconte en effet,  quelques versets auparavant,  que Pierre avait tiré l'épée pour défendre son maître au moment de son arrestation.
Mais l'homme de Nazareth avait dit à Pierre :
-        « Remets ton épée au fourreau » (Jean 18, 11).
Scellant ainsi et à jamais toutes revendications de puissances, de violences et de recours au bras séculier de la part des Eglises...
qui malheureusement n'ont pas toujours, loin s'en faut, été fidèles sur ce point...

Mon royaume n'est pas de ce monde.
Serait-ce alors à dire que les Eglises n'ont rien à dire au monde ?
Serait-ce alors à dire, comme d'aucuns le croient,
que les Eglises devraient rester dans leurs sacristies ?
Eh bien non.
Je ne le crois pas.
Et même, nous vous invitons, ce matin, représentants du monde.
Parce que la Parole de l'Evangile ne nous invite pas à sortir du corps social,  mais elle nous invite,
dans et pour le corps social,
à témoigner d'une parole qui ne vient pas de nous,
d'une parole autre qui nous traverse et nous invite à un autre regard.
A une autre manière d'être.
Dans ce monde.
Mais d'une parole qui ne relève pas des logiques de ce monde.
Peut-être pour nous inviter à découvrir et à bâtir ensemble la possibilité d'un monde autrement ?

Mais attention, si et seulement si, comme le disait mon vieux prof de math, si et seulement si nous prenons garde à ne jamais retomber dans la logique du glaive.
Notre posture dans le monde devra toujours être celle du refus du glaive.
C'est à dire le refus de toute contrainte, de toute violence.

Mais allons plus loin.
Le « remets ton épée au fourreau » de Jésus à Pierre, c'est pour moi l'abandon de prétention à détenir une parole qui dirait le bien et le mal, d'une parole qui serait  la vérité, et en plus celle de Dieu,
pour risquer une parole qui accompagne nos questions, qui nous traverse, par-delà nos choix bons ou mauvais,
une parole qui nous déplace et nous décale,
une parole qui n'a pas la vérité, mais qui la cherche.

Ø  Parenthèse : pour nous, chrétiens, la vérité n'est pas un dogme, ni même une attitude, elle est un homme, celui de Nazareth, et nous n'aurons de cesse de la chercher.
            Et toujours elle nous échappera !  
            Car qui peut dire détenir Christ ???
Alors nous voilà des cherchants, avec les autres.

« Remets ton épée au fourreau », c'est faire le deuil de toutes paroles prescriptives et normatives,
pour risquer une parole qui ouvre à un autrement possible,
une parole désarmée,
une parole balbutiante et pourtant parfois décapante, percutante,
qui nous prend à rebrousse-poil,
car elle nous convoque à un autre regard et désigne un autrement possible,
autrement que la loi du plus fort,
autrement que la loi de la jungle,
autrement que la loi du marché,
autrement que la loi du glaive,
autrement, enfin, que la loi du jugement et de la condamnation.

pour découvrir une autre loi possible,
celle non plus du plus fort mais celle qui passe par le plus faible,
non plus celle de la jungle, mais celle de l'entrée en humanité,
non plus celle du marché mais celle de la grâce et du partage,
non plus celle du glaive mais celle de notre fragilité enfin acceptée.
Non plus celle du jugement mais celle de l’accueil.
Une loi qui n'en est plus une, mais qui dit un autre chemin possible.

Refus du glaive.
C'est à dire le refus même d'un quelconque retour à l'idéal de chrétienté.
Nous ne sommes plus en chrétienté, et peut être est-ce tant mieux.

Je fais partie de ceux, avec frère Enzo Bianchi[1], qui pensent que c'est certainement notre plus grande chance.
Car nous pourrons alors redécouvrir notre vocation d'être :
semence dans les cœurs,
grain de sel dans nos débats,
levain dans la pâte de notre vivre ensemble.

Non, le royaume de Dieu n'est pas de ce  monde, car qu'il ne relève pas de la logique de ce monde, qui est celle, légitime, du glaive, mais il est bien pour le monde, lorsqu'il ouvre à un royaume autrement,
pour découvrir qu'il attend de naître, sous nos pas, dans le terreau de notre fragilité enfin acceptée.

Ensemble, artisans de ce royaume. Avec les autres.
Avec pour seule vocation désormais :
être témoins et désigner, à temps et à contretemps,
que de l'humain, une autre version est possible.
Que personne, jamais, ne se réduit à ses échecs,
à ses errances, à ses différences,
fussent-elles religieuses ou d'orientations sexuelles.

Pour proclamer, contre toutes les formes de malédictions, une parole de bénédiction.
Proclamer que l'homme, dans le regard est Dieu,
est toujours plus grand qu'il ne le croit.
Et nous inviter ainsi à poser sur les autres comme sur nous mêmes,
un autre regard.
Non pas celui de la condamnation, ça, les Pilate et Caïphe de tous les temps s'en chargeront bien,
mais un regard qui relève.

Non pas un regard qui exclut,
mais un regard qui accueille l'autre, dans la dignité de sa différence.

Une petite histoire, pour finir, que l'on m'a racontée avant-hier : une histoire vraie, bien sur.
Imaginez : une rue de Nîmes, la nuit finit, le petit matin n'est pas encore tout à fait levé. C'était jour de féria.
Celui qui m'a raconté l'histoire rentre cher lui.
Devant, marche un homme, le pas  pas très assuré. Débraillé.
Lourdement chargé. Il porte sur son dos un camarade de beuverie incapable de tenir debout.
Il le dépasse, et charitable comme il se doit, lui propose son aide en disant à l'homme :
-         tu portes un sacré poids, dis-donc 
Et l'homme de lui répondre :
-        C'est pas un poids, c'est mon ami !  

Derrière la voix un peu avinée de l'homme se murmura le cœur même de l'Evangile :
c'est pas un poids, c'est un ami.
L'autre ne devrait jamais être un poids, car c'est ton frère.
Et cela change tout, et rend  plus léger le plus lourd fardeau.

Invitation à changer notre regard,
regard sur nous-mêmes,
sur les autres, sur le monde,
sur Dieu lui-même aussi  peut-être.
Invitation à devenir artisan,
bâtisseur,
d'un  royaume autrement,
ou l'autre n'est plus à condamner mais à accueillir.

le Grand Rabbin de Londres,  Benjamin Sacks, écrit :
"Avons-nous la capacité de reconnaître dans le "tu" humain un fragment du "tu" divin ? Avons-nous la capacité de reconnaître l'image de Dieu dans celui qui ne nous ressemble pas ?[2]"

Voilà peut être là où nous attend, aujourd'hui, le royaume de Dieu. Dans le cœur et l'intelligence de celui qui s'ouvre et reconnaît l'autre dans la dignité de sa différence,
Dans la main qui se tend et qui refuse la logique du glaive,
Dans la parole qui se risque à balbutier un chemin…

Car mon royaume, dit Dieu, en vérité, est naissance,
il se tient au cœur de la rencontre avec la femme étrangère et rejetée,
Il se dévoile dans l’accueil des tout petits, enfants, pauvres ou exclus.
Mon royaume se dit dans l’eau devenue vin, et dans les yeux qui s’ouvrent.
il se murmure dans le silence des petits matins, dans la solitude du désert où se risque la prière.
Mais il se dresse comme un fouet de corde devant toutes les logiques de sacrifice, devant tous les pouvoirs corrompus, devant les clergés fanatiques ; devant toutes les formes d’avilissement.
Mon royaume, dit Dieu,  se risque alors que les vagues du désespoir viennent se briser sur ta barque.
Il s’écrit sur le sable par le refus de jeter la pierre.
Mon royaume se révèle avec le paralytique et le boiteux qui se relèvent, il  se jette en travers de la route de tous tes démons.
Mon royaume trébuche avec l’homme qui porte le poids de sa souffrance, il se cache au cœur d’une nuit privée d’étoiles.
Il se chante comme un cantique au matin de Pâques.
Mon royaume, c’est l’homme qui lutte et qui bénit,
Mon royaume, c’est la vie qui triomphe, c’est la vie qui vient.
Mon royaume, c’est ta vie, renouvelée, dit Dieu.

Puisse notre nouveau Conseil Presbytéral que nous allons reconnaître dans quelques instants être un témoin fidèle de ce royaume-là !


Amen.



[1]  Voir  La saveur oubliée de l'Evangile, Paris, Presse de la Renaissance, 2001, p. 11


[2] In La dignité de la différence, Jonathan Sacks, Paris, Bayard, 2004, p. 33.