mercredi 15 juin 2016

Prédication à l’occasion du culte « d’au revoir » du 29 mai 2016
Au temple de l’Oratoire
Texte : Luc 9, 11 à 17

Et nous, qui sommes-nous ?
La foule ?
Les disciples ?
Une continuité de la parole et de l’action du Christ lui-même ?

Souvent, nous réduisons spontanément notre lecture de ce texte aux seuls disciples : l’Eglise serait leur continuité.
Mais si nous étions aussi, et d’abord, comme cette foule, cette foule tout à la fois désemparée et en même temps pourtant là, enracinée dans cette confiance qui, malgré sa souffrance, nous murmure que là, dans nos cultes, nos offices et notre Bible, peut résonner une parole vive, une parole de vie, une parole vivante et vivifiante.

Car en vérité, nous le savons bien, l’homme ne vit pas seulement de pain, mais d’une parole qui relève et qui réanime en nous la confiance, l’espérance et l’amour.
J’aime à le dire et le redire : on ne nait pas humain, on le devient, par la seule force d’une parole reçue.
Et cette parole vive se laisse, pour moi, entendre et entrevoir dans les mots du Vieux livre, et dans les visages de tous ceux qui reflètent, par leur vie, cette parole. 
Je voudrais pour ce matin retenir trois mots :
Donner,
Bénir,
Remercier.
***
Le premier, c’est donner !
Il est surprenant de voir comment, dans le dialogue qui s’engage entre les disciples et le Maître, deux logiques s’affrontent :
Il faudrait acheter, disent les disciples, acheter tellement pour nourrir cette foule que cela est impossible…
A cela Jésus répond :
Donnez-leur vous-mêmes !
Acheter et donner.
Acheter : logique du monde.
Logique économique, logique bien compréhensible de la survie. Il faudrait tellement acheter pour pouvoir rassasier tous les besoins…

Mais le Maître de l’Evangile nous propose de  faire un pas de côté, de nous décaler, car lui nous parle de « don ».
Donner !
Voilà la grammaire de l’Evangile : celle du don.

Mais allons plus loin. Avant de nous précipiter sur ce que nous pouvons donner, comprenons-nous encore un instant comme la foule assoiffée et affamée, et relevons un point fondamental : nous sommes, en vérité, ce que nous avons reçu.
L’essentiel, le plus essentiel de ce que nous sommes, chacun d’entre nous, ne provient pas de ce que nous avons gagné, acquis à la force de notre poignet, mais bien de ce que nous avons reçu.
Ce que je suis, je le dois à cette Parole, reçue dans mon enfance, puis découverte à l’âge de mon adolescence déjà. Mais surtout, elle m’a été offerte à travers des visages, qui ont été comme autant de reflets de cette parole de vie.
Car nous sommes ce que les rencontres ont fait de nous !
Je suis ce que les rencontres ont fait de moi !
Et parmi ces visages qui ont fait de moi ce que je suis, bon an, mal an, parmi ces visages qui ont compté, beaucoup sont ici ce matin, devant moi.
Davantage même : tous, d’une façon ou d’une autre, vous avez contribué à faire de moi ce que je suis.
L’ai-je acheté, tout cela ?
Bien sûr que non !
Cela est cadeau.
Comment pourrais-je l’oublier ?
Comment pourrais-je vous oublier ?
C’est impossible, puisque vous êtes, désormais, une partie de  ce que je suis.

Et si nous réapprenions, ma sœur, mon frère, mes bien-aimés comme le dirait mon collège Jean-Christophe, si  nous réapprenions non pas tant à acheter, ni même encore à donner, mais à apprendre d’abord à recevoir, dans l’émerveillement de la grâce ???
Recevoir cette parole vive, cette parole vivante et vivifiante qui veut nous faire grandir en humanité, à travers toutes les paroles que nous balbutions, tant du haut de nos chaires qu’au travers des plus ordinaires rencontres, ordinaires et pourtant toujours incroyables.
Afin de nous ouvrir ainsi à la bénédiction et à l’action de grâce.

***
Ce récit, dit de la multiplication des pains, et qui est celui de la multiplication du don et d’une Parole qui fait vivre, ce récit, dis-je, est parfaitement synoptique, et c’est un fait assez rare dans les évangiles. C’est-à-dire qu’on le trouve raconté chez Matthieu, chez Marc, chez Luc et chez Jean.
Pourtant les 3 premiers nous disent que Jésus, prenant les 5 pains et les 2 poissons, prononce « la bénédiction ».
Mais le 4ème évangile, Jean, préfère employer un autre mot : « rendre grâce ».
Mais continuons d’abord en nous arrêtant sur la bénédiction.

Il me semble que, par-delà nos récents débats synodaux, notre texte nous replace face au cœur de la foi, face au message essentiel de l’Evangile : la bénédiction.
Face à la souffrance, au désespoir, à la violence même parfois, une seule réponse : la bénédiction.
Que dis-je ? Multiplier la bénédiction, les gestes de bénédiction.
La bénédiction, c’est risquer une parole bonne, une parole qui désigne un bien, un beau, un bon possible.
Qui dit le OUI inconditionnel de Dieu au monde et à l’homme.

C’est cela que nous avons voulu dire aux baptisés ce matin, c’est cela que nous n’avons eu de cesse, avec Denis, et avec vous tous, non seulement de vouloir dire, mais d’être et de poser des gestes de bénédiction.
D’être des êtres, je me risque, de et pour la bénédiction.
Qui montrent, qui désignent, à temps et à contretemps, une autre manière d’être au monde : non plus dans la méfiance et la défiance, mais en nous enracinant dans la bénédiction.
Le seul NON que nous voulons dire, opposer, c’est le NON à tout ce qui maudit l’autre, et voudrait le réduire à son origine, à son orientation sexuelle, à ses errances et ses souffrances. 

Car oui, nous croyons, comme le dit admirablement le Père Maurice Bellet, que « si Dieu est, il est en l'homme ce point de lumière qui précède toute raison et toute folie et que rien n'a puissance de détruire. Peut-être alors que croire en Dieu consiste en ceci : croire qu'en tout être humain existe ce point de lumière[1] »… « Alors la grande affaire, l’unique affaire est que le chemin ne se perde pas dans la ténèbre, que se lève, au cœur même de la nuit, la lumière irrépressible que rien ne détruira[2] ».

Et face à toutes les violences, à toutes les souffrances, à toutes les errances, à toutes les logiques qui voudraient nous faire croire que l’homme se réduit à ce qu’il vaut économiquement et socialement, nous voulons, à temps et à contretemps, proclamer : « pas à vendre ».
Et répondre par une parole de bénédiction, par la multiplication de la bénédiction, par la démultiplication d’une parole qui ouvre, pour chacun, un commencement nouveau, un chemin possible.

Mais pourquoi Jean préfère-t-il employer le mot de « eucharistie », de remerciement, plutôt que celui de bénédiction ? Mot magnifique, nous l’avons vu, qui dit notre commune vocation, l’appel premier qui fut adressé à Abraham : « va, et sois bénédiction », et qui retentit toujours pour chaque homme ? 
Car oui, mes bien-aimés, nous sommes appelés à être des artisans de bénédiction. Voilà peut-être ce qui peut donner sens et souffle à nos existences si souvent à bout de souffle.

***
Mais Jean, lui, préfère « action de grâce », eucharistie !
Pourquoi ?
Pour au moins deux raisons, et j’en termine par là.
-        La première, c’est que le 4ème évangile déplace la signification de ce récit de multiplication des pains : le pain multiplié est désormais, par le choix de ce qui devient un mot technique et qui désigne la Cène, ce pain devient explicitement chez Jean celui de la Cène, c’est-à-dire le pain de sa présence dans sa parole, de sa parole qui se fait présence.
Nous confirmant ainsi que ce qui peut nous nourrir vraiment, c’est bien sa présence dans sa parole, c’est son amour dans sa présence.
Voilà le carburant de la vie chrétienne, voilà ce qui est notre carburant le plus intime, voilà ce qui est « ma came », comme le disent les plus jeunes.
-        Mais ce faisant, Jean nous rappelle aussi autre chose d’essentiel : que la vie elle-même est « action de grâce ». Car si la vie est don, si elle est une revendication pour la bénédiction, alors elle est aussi « action de grâce ». Si nous parvenons à ouvrir nos vies en actions de grâce, alors tout est transfiguré. Rendre grâce, c’est allumer une lumière dans les ténèbres, fussent-elles les plus obscures.

Alors, mes amis, merci pour tous ces dons ;
Merci pour tous ces visages, merci pour tous vos visages.
Merci pour toutes ces rencontres, merci pour tous ces projets.
Merci, aussi, pour les larmes confiées, partagées, traversées.
Merci d’avoir été pour moi la plus belle des aventures, celle de la foi partagée, celle de la vie, celle de la grâce vécue ensemble, jour après jour.

L’appel, pour moi, m’appelle ailleurs.
Et partir, oui, c’est mourir un peu !
Mais je ne perds pas tout, car je pars, nous partons, mais plus riches désormais de tout ce que nous avons vécu ensemble. 
Alors merci. Eucharistos.
Et merci à  Celui qui fait de toutes nos rencontres, de chacun de vos visages, une trace de sa Grâce.
Amen. Oui, cela est vrai !
Pasteur Jean-François Breyne



[1] Maurice Bellet, in Dieu, personne de l'a jamais vu, 2008, Albin Michel, p. 95.
[2] Maurice Bellet, in Dieu, personne de l'a jamais vu, 2008, Albin Michel, p. 72.