samedi 12 mars 2016

Prédication autour de Luc 15, la parabole du « Père prodigue »
Les 27 et 28 février 2016 aux Temples du Mas des Abeilles et de l’Oratoire


Qui d’entre nous ne s’est jamais senti perdu ?
Perdu, lorsque l’échec vient tout effacer,
Perdu, lorsque le deuil vient tout obscurcir,
Perdu, lorsque la maladie vient tout empêcher…

Oui, qui d’entre nous ne s’est jamais senti perdu ?
Ou encore perdu, lorsque le quotidien s’en vient tout affadir et ne nous permet plus de jouir de la vie,
Perdu, lorsque la jalousie nous dévore de sa morsure féroce,
Perdu, lorsque la proximité nous empêche de voir l’autre en vérité …

Car il y a plusieurs façons de se perdre… et notre parabole commence bien par ces mots : « un homme avait deux fils » !
Non pas un, mais deux !
Et ces deux-là, nous les connaissons trop bien, en vérité.
Ils représentent tous les deux les deux facettes de notre humanité.
Ces deux-là, c’est moi, c’est toi, c’est nous, chaque fois que nous échouons à être.
Tout simplement.
Oublions, de grâce, nos vieilles lectures moralisatrices et regardons, avec un regard neuf, si c’est possible, nos deux fils.

Le premier n’est pas plus mauvais qu’un autre.
Et je ne crois pas qu’il soit juste de voir dans son désir d’indépendance je ne sais quelle révolte contre son père !
Car les historiens et les exégètes nous apprennent qu’en ce temps-là, le cadet devait partir !
C’était la règle. Le père lui remettait sa part de biens meubles, quelques têtes de bétails peut-être, et l’ainé restait pour faire tourner la boutique, héritant ainsi des immeubles.
Remarquons chemin faisant que ce type d’arrangement, dans les petites et moyennes exploitations agricoles, existera aussi en France, dans certaines régions, jusqu’au XIX siècle !

Le cadet, donc, devait partir. Ce qu’il fait.
Oui, mais voilà, il ne parvient pas à « faire sa vie », comme l’on dit.
Il disperse sa subsistance dans une vie « sans sens », suggère le texte grec, employant un mot qui n’apparaît  nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament : littéralement « sans salut », comprenons « sans issue », « sans sens ».
Il se perd dans une vie insensée, sans parvenir à lui donner sens… comme souvent cela peut nous arriver, me semble-t-il.

La parabole ne dit pas que le cadet est allé faire la bringue avec des filles ; non ! Cela, ce sera la lecture de l’aîné, sa compréhension, son interprétation à lui. Nous y reviendrons.
Mais le texte ne dit pas cela !
Il parle d’un homme qui a fait des mauvais choix économiques et qui a échoué à donner du sens à son existence.
Et je comprends bien cela !!!
Et c’est cela son péché, son errance : il est « passé à côté », il s’est trompé de route, il n’a pas trouvé le chemin.
Alors il rentre en lui-même, avant de rentrer vers son père.

Et nous arrivons à l’aîné.
Lui, c’est tout l’inverse.
Mais lui aussi s’est perdu. Il s’est perdu dans son obéissance, dans une fidélité servile.
Lui aussi échoue à vivre sa filiation !
Il n’a pas su voir ce qui lui était offert;
il n’a pas su vivre le partage avec son père : « tout ce qui est à moi est à toi », lui dira pourtant le père.
Mais le fils n’a pas su le voir, le comprendre et en vivre.
Lui qui était fils, il se comprenait esclave ;
Lui qui était propriétaire, il se sentait seulement locataire, fermier ;
Lui qui était dans la maison, il n’a pas su l’habiter !

Tragédie presque plus tragique encore que celle du cadet.
Et combien cela résonne aussi en moi !
Et fait échos avec toutes les fois où je découvre, terrifié, que je suis passé à côté ; à côté de la vie, de l’autre et des autres, de moi-même.
Et c’est alors l’aigreur et la jalousie qui s’installent à demeure, avec ce terrible esprit de jugement : « il a gaspillé sa vie avec des filles » !
Esprit de jugement, plus terrible encore que l’errance du cadet, qui lui ne juge que lui-même.

Et là où ce dernier rentre en lui-même avant et afin de pouvoir retourner vers le père, l’aîné, lui, rentre en colère (qui nous met toujours hors de nous-même !) et refuse d’entrer chez le père, c’est-à-dire chez lui !
 Et il reste encore à la périphérie de lui-même et de sa vie, passant à côté de la vérité de sa vie, de la fête, de son père et de son frère qui sont là et qui l’invitent à les rejoindre.
Je comprends mieux pourquoi on s’est toujours précipité sur une lecture qui mettait toute la lumière sur le cadet. Car l’aîné nous ressemble trop, et surtout la parabole s’arrête là, dans ce suspense terrible : l’aîné, rentrera-t-il, ou restera-t-il dehors ?
Comme pour nous retourner la question :
-      Et toi, que fais-tu de ta vie et de l’invitation du Père ?
- Resterons-nous dehors, enfermés dans notre esprit de jugement et prisonniers à jamais de notre jalousie et de notre colère, ou bien accepterons-nous l’invitation du Père ?

Car le cœur de la parabole est là : dans l’invitation du père.
En fait, non.
Davantage, même : dans la sortie du père à notre rencontre.
Car le père sort pour aller chercher les deux : l’aîné comme le cadet !
Alors laissons ces deux-là, nous les connaissons bien, trop bien même, puisque c’est nous !
Et regardons au père !

Car c’est lui qui est le personnage central de la parabole ; c’est de lui qu’elle veut nous parler.
D’un père qui est « pris aux entrailles », 
pris aux tripes, touché de compassion, de miséricorde, 
devant l’errance dans laquelle trop souvent nous nous trouvons.
Un père qui veut restituer chacun de nous dans sa dignité et sa filiation retrouvée.

Et il court, le Dieu de l’Evangile, vers toi, vers moi, vers nous.
Un Dieu qui vient se jeter à notre cou et nous embrasser.
Un Dieu, somme toute, bien maternel et maternant !
Un Dieu qui nous restitue dans notre dignité humaine, qui sera toujours une dignité filiale.
Un Dieu qui nous apprend que nous n’avons rien à faire ni rien à prouver, ni rien à gagner, mais seulement à recevoir, car la dignité ne s’acquiert pas à la force de nos petits bras musclés, mais toujours elle se reçoit d’un autre, du regard d’un autre, d’une parole d’un autre.

Et ce regard, et cette parole se font gestes qui relèvent et qui restituent :
-   La robe, vêtement de la fête, de la noce, nous rappelant que nous sommes bien appelés à une vie dans la joie et le bonheur ;
-      L’anneau, qui symbolise l’appartenance filiale, le sceau, la dignité d’héritier d'un nom,
-      Et puis les sandales, symboles de l’homme libre mais aussi de la capacité juridique de l’homme, donc de ses choix et de sa responsabilité, car c’est bien à une vie libre et responsable que nous sommes appelés.
Voilà l’œuvre de Dieu pour toi, pour moi, pour nous.
Voilà tout l’Evangile, celui de la grâce, celui de la miséricorde.

Ce récit, propre à Luc, est le cœur battant de sa théologie.
C’est ici la pierre angulaire de l’évangile lucanien.
"Dans le noir de nos déceptions et désespoirs pénètre parfois une vague de lumière et c'est comme si une voix nous disait : Tu es accepté, accepté par plus grand que toi et dont tu ne connais pas le nom, [dit le théologien nord américain Paul Tillich].
Ne demande pas maintenant son nom, peut-être le trouveras-tu plus tard. N'essaie pas de "faire" quelque chose maintenant, peut-être plus tard tu feras beaucoup. Ne cherche rien, n'entreprends rien, ne projette rien. Accepte simplement le fait que tu sois accepté. Lorsque ceci nous arrive, nous faisons l'expérience de la grâce. Après cette expérience nous ne serons pas nécessairement meilleurs qu'auparavant et nous ne serons pas plus croyants. Mais tout est transformé. [….]
Cette expérience n'exige rien de nous, aucune condition religieuse ou morale ou intellectuelle, rien que de l'accepter"[1].
Oui, un père de grâce et qui fait grâce.
Un Dieu de miséricorde et qui nous restitue dans la dignité,
Un Evangile de la joie, car ce texte est aussi une gigantesque hymne à la joie :
Le verbe « se réjouir » rythmera en effet tout le récit.
Oui, il faut, mes amis, réapprendre à nous réjouir, car si parfois (souvent ?) nous sommes des filles, des fils bien médiocres, Dieu lui, sans se lasser jamais, nous relève chaque fois que nous revenons à lui, ce que nous venons de faire ce matin !
Alors, réjouissons-nous !
Amen.










[1] cité par Théo Junker, "Voici, je fais toutes choses nouvelles", Strasbourg, Oberlin, p. 19 et 20.

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