Prédication autour de Luc 15, la
parabole du « Père prodigue »
Les 27 et 28 février 2016 aux Temples
du Mas des Abeilles et de l’Oratoire
Qui d’entre
nous ne s’est jamais senti perdu ?
Perdu,
lorsque l’échec vient tout effacer,
Perdu,
lorsque le deuil vient tout obscurcir,
Perdu, lorsque
la maladie vient tout empêcher…
Oui, qui
d’entre nous ne s’est jamais senti perdu ?
Ou encore
perdu, lorsque le quotidien s’en vient tout affadir et ne nous permet plus de
jouir de la vie,
Perdu,
lorsque la jalousie nous dévore de sa morsure féroce,
Perdu,
lorsque la proximité nous empêche de voir l’autre en vérité …
Car il y a
plusieurs façons de se perdre… et notre parabole commence bien par ces mots : « un
homme avait deux fils » !
Non pas un,
mais deux !
Et ces
deux-là, nous les connaissons trop bien, en vérité.
Ils
représentent tous les deux les deux facettes de notre humanité.
Ces deux-là,
c’est moi, c’est toi, c’est nous, chaque fois que nous échouons à être.
Tout
simplement.
Oublions,
de grâce, nos vieilles lectures moralisatrices et regardons, avec un regard
neuf, si c’est possible, nos deux fils.
Le premier
n’est pas plus mauvais qu’un autre.
Et je ne
crois pas qu’il soit juste de voir dans son désir d’indépendance je ne sais
quelle révolte contre son père !
Car les
historiens et les exégètes nous apprennent qu’en ce temps-là, le cadet devait
partir !
C’était la
règle. Le père lui remettait sa part de biens meubles, quelques têtes de
bétails peut-être, et l’ainé restait pour faire tourner la boutique, héritant
ainsi des immeubles.
Remarquons
chemin faisant que ce type d’arrangement, dans les petites et moyennes
exploitations agricoles, existera aussi en France, dans certaines régions,
jusqu’au XIX siècle !
Le cadet,
donc, devait partir. Ce qu’il fait.
Oui, mais
voilà, il ne parvient pas à « faire sa vie », comme l’on dit.
Il disperse
sa subsistance dans une vie « sans sens », suggère le texte grec,
employant un mot qui n’apparaît nulle
part ailleurs dans le Nouveau Testament : littéralement « sans
salut », comprenons « sans issue », « sans sens ».
Il se perd
dans une vie insensée, sans parvenir à lui donner sens… comme souvent cela peut
nous arriver, me semble-t-il.
La parabole
ne dit pas que le cadet est allé faire la bringue avec des filles ;
non ! Cela, ce sera la lecture de l’aîné, sa compréhension, son
interprétation à lui. Nous y reviendrons.
Mais le
texte ne dit pas cela !
Il parle
d’un homme qui a fait des mauvais choix économiques et qui a échoué à donner du
sens à son existence.
Et je
comprends bien cela !!!
Et c’est
cela son péché, son errance : il est « passé à côté », il s’est
trompé de route, il n’a pas trouvé le chemin.
Alors il
rentre en lui-même, avant de rentrer vers son père.
Et nous
arrivons à l’aîné.
Lui, c’est
tout l’inverse.
Mais lui
aussi s’est perdu. Il s’est perdu dans son obéissance, dans une fidélité servile.
Lui aussi
échoue à vivre sa filiation !
Il n’a pas su
voir ce qui lui était offert;
il n’a pas
su vivre le partage avec son père : « tout ce qui est à moi est à
toi », lui dira pourtant le père.
Mais le
fils n’a pas su le voir, le comprendre et en vivre.
Lui qui
était fils, il se comprenait esclave ;
Lui qui
était propriétaire, il se sentait seulement locataire, fermier ;
Lui qui
était dans la maison, il n’a pas su l’habiter !
Tragédie
presque plus tragique encore que celle du cadet.
Et combien
cela résonne aussi en moi !
Et fait
échos avec toutes les fois où je découvre, terrifié, que je suis passé à
côté ; à côté de la vie, de l’autre et des autres, de moi-même.
Et c’est
alors l’aigreur et la jalousie qui s’installent à demeure, avec ce terrible
esprit de jugement : « il a gaspillé sa vie avec des
filles » !
Esprit de
jugement, plus terrible encore que l’errance du cadet, qui lui ne juge que
lui-même.
Et là où ce
dernier rentre en lui-même avant et afin de pouvoir retourner vers le père, l’aîné,
lui, rentre en colère (qui nous met toujours hors de nous-même !) et refuse
d’entrer chez le père, c’est-à-dire chez lui !
Et il reste
encore à la périphérie de lui-même et de sa vie, passant à côté de la vérité de
sa vie, de la fête, de son père et de son frère qui sont là et qui l’invitent à
les rejoindre.
Je
comprends mieux pourquoi on s’est toujours précipité sur une lecture qui
mettait toute la lumière sur le cadet. Car l’aîné nous ressemble trop, et
surtout la parabole s’arrête là, dans ce suspense terrible : l’aîné,
rentrera-t-il, ou restera-t-il dehors ?
Comme pour
nous retourner la question :
- Et toi, que fais-tu de ta vie et de
l’invitation du Père ?
- Resterons-nous
dehors, enfermés dans notre esprit de jugement et prisonniers à jamais de notre
jalousie et de notre colère, ou bien accepterons-nous l’invitation du
Père ?
Car le cœur
de la parabole est là : dans l’invitation du père.
En fait,
non.
Davantage,
même : dans la sortie du père à notre rencontre.
Car le père
sort pour aller chercher les deux : l’aîné comme le cadet !
Alors
laissons ces deux-là, nous les connaissons bien, trop bien même, puisque c’est
nous !
Et
regardons au père !
Car c’est
lui qui est le personnage central de la parabole ; c’est de lui qu’elle
veut nous parler.
D’un père
qui est « pris aux entrailles »,
pris aux tripes, touché de
compassion, de miséricorde,
devant l’errance dans laquelle trop souvent nous
nous trouvons.
Un père qui
veut restituer chacun de nous dans sa dignité et sa filiation retrouvée.
Et il
court, le Dieu de l’Evangile, vers toi, vers moi, vers nous.
Un Dieu qui
vient se jeter à notre cou et nous embrasser.
Un Dieu,
somme toute, bien maternel et maternant !
Un Dieu qui
nous restitue dans notre dignité humaine, qui sera toujours une dignité
filiale.
Un Dieu qui
nous apprend que nous n’avons rien à faire ni rien à prouver, ni rien à gagner,
mais seulement à recevoir, car la dignité ne s’acquiert pas à la force de nos
petits bras musclés, mais toujours elle se reçoit d’un autre, du regard d’un
autre, d’une parole d’un autre.
Et ce
regard, et cette parole se font gestes qui relèvent et qui restituent :
- La robe, vêtement de la fête, de la
noce, nous rappelant que nous sommes bien appelés à une vie dans la joie et le
bonheur ;
- L’anneau, qui symbolise l’appartenance
filiale, le sceau, la dignité d’héritier d'un nom,
- Et puis les sandales, symboles de
l’homme libre mais aussi de la capacité juridique de l’homme, donc de ses choix
et de sa responsabilité, car c’est bien à une vie libre et responsable que nous
sommes appelés.
Voilà
l’œuvre de Dieu pour toi, pour moi, pour nous.
Voilà tout
l’Evangile, celui de la grâce, celui de la miséricorde.
Ce récit,
propre à Luc, est le cœur battant de sa théologie.
C’est ici
la pierre angulaire de l’évangile lucanien.
"Dans
le noir de nos déceptions et désespoirs pénètre parfois une vague de lumière et
c'est comme si une voix nous disait : Tu es accepté, accepté par plus grand
que toi et dont tu ne connais pas le nom, [dit le théologien nord américain
Paul Tillich].
Ne demande
pas maintenant son nom, peut-être le trouveras-tu plus tard. N'essaie pas de
"faire" quelque chose maintenant, peut-être plus tard tu feras
beaucoup. Ne cherche rien, n'entreprends rien, ne projette rien. Accepte
simplement le fait que tu sois accepté. Lorsque ceci nous arrive, nous faisons
l'expérience de la grâce. Après cette expérience nous ne serons pas
nécessairement meilleurs qu'auparavant et nous ne serons pas plus croyants.
Mais tout est transformé. [….]
Cette
expérience n'exige rien de nous, aucune condition religieuse ou morale ou
intellectuelle, rien que de l'accepter"[1].
Oui, un
père de grâce et qui fait grâce.
Un Dieu de
miséricorde et qui nous restitue dans la dignité,
Un Evangile
de la joie, car ce texte est aussi une gigantesque hymne à la joie :
Le verbe
« se réjouir » rythmera en effet tout le récit.
Oui, il
faut, mes amis, réapprendre à nous réjouir, car si parfois (souvent ?)
nous sommes des filles, des fils bien médiocres, Dieu lui, sans se lasser
jamais, nous relève chaque fois que nous revenons à lui, ce que nous venons de
faire ce matin !
Alors,
réjouissons-nous !
Amen.
[1] cité
par Théo Junker, "Voici, je fais toutes choses nouvelles",
Strasbourg, Oberlin, p. 19 et 20.
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