jeudi 31 mars 2016

Prédication pascale, les 26 et 27 mars 2016
Jean 20, 1 à 18

Et  si tout était une question de regard ???

Oui, mais attention, pas de n’importe quel regard.
Car ce sont plusieurs regards différents qui se bousculent dans notre Évangile de la Résurrection de ce jour.  
Jean semble jouer avec les mots, car dans le texte grec, il utilise pas moins de trois mots différents dans notre passage que tous nous pouvons traduire par « voir ».
Les regards se croisent, se télescopent et rebondissent les uns sur les autres.

Voir : oui, mais comment ?
Car le regard qui nous semble si évident, si certain, si absolument réflecteur du réel, le plus souvent, en vérité, nous trompe et nous ment !
La vision est pour nous la marque absolue de la réalité, et on confond vision et évidence, évidence et réalité.
Pourtant, ce n’est pas l’œil qui voit, c’est la pensée.
C’est elle qui interprète  et traduit l’image pour lui donner sens !
De l’essentiel, du plus essentiel de ce qui nous constitue, on ne voit… jamais rien !
L’amour, l’amitié, la confiance et l’espérance, nous n’en voyons que les traces laissées par leur passage au plus secret de nos existences.
Voir : le plus souvent, c’est  même un piège, que j’aime appeler celui de la tyrannie des apparences et des évidences.
Car c’est toujours alors capturer l’autre, le réduire à son image, lui enlevant du même coup son mystère et sa singularité fondamentale.
Deux exemples, et je ne parle même pas de BFM TV et de ces images en boucle  qui ne nous montrent rien, en vérité.
1er exemple. Ce jeu que j’aimais lorsque j’étais éclaireur ; jeu de nuit, jeu de forts, et lorsque l’on pouvait voir et nommer  un concurrent de l’équipe adverse, on s’écriait :
-        « je t’ai vu, tu es mort ! ».
« Je t’ai vu, tu es mort » !
Quelle précieuse sagesse contient cette petite phrase ! Lorsque l’autre est réduit à son image, à son idole, oui, en effet, il est mort et moi avec.
2ème exemple, très simple :
-        Fermez les yeux, ici et maintenant. Vous  ne voyez plus rien. Pourtant le monde est toujours là !
Ce qui explique ces mots de Jésus à Thomas  quelques versets plus loin :
-        « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru ! [1]»

* * *
-        -  Oui,  mais M. le pasteur, me direz-vous, ici,  l’évangile de ce jour dit bien pourtant du disciple bien aimé « qu’il vit et qu’il crut », et un verset plus tôt, de Pierre qui rentre pour la première fois dans le tombeau, qu’il vit les bandelettes et le linge ?

Mais au fait, qu’ont-ils vu, en vérité ?
Rien, de l’événement de la résurrection ; ils n’en voient que les traces, quelques linges rangés…

En effet, et c’est pourquoi il importe ce revenir aux différents  « voir » de notre texte.  
Il y a d’abord le voir de Marie de Magdala lorsqu’elle arrive au tombeau : elle voit la pierre roulée. C’est le voir quotidien[2], c’est voir avec ses yeux, c’est constater.  
C’est le même regard que le Disciple bien aimé pose dans le tombeau lorsqu’il arrive en premier : il constate.
Mais il ne sait pas encore quoi faire de cela, ce que cela peut signifier : en effet, le corps a-t-il été volé ? Par qui ? Pour quoi ?
Puis Pierre entre à son tour. Et là ce n’est plus le même verbe que Jean emploie : il utilise ici un verbe[3] qu’il réserve au regard du coeur, au regard qui voit, justement, au-delà de la tyrannie des apparences et des évidences.
Un regard qui qui va au sens, qui sait lire les signes, qui voit, pas seulement avec ses yeux, mais avec son cœur, avec ses tripes, avec sa foi !
Puis le disciple Bien aimé entre à son tour. Et c’est à présent un troisième verbe qui va être retenu par le rédacteur du 4ème Evangile : oraô ; et oraô[4], c’est observer, constater, et c’est aussi interpréter !
Le Disciple bien aimé voit, c’est-à-dire qu’il interprète, qu’il comprend alors et c’est cette interprétation qui le conduit à la foi. Il a vu, (en fait rien, seulement des traces) et il en tire une conclusion : celle de la foi.
Survient encore Marie de Magdala qui verra, elle, d’abord comme Pierre : avec les yeux du coeur, elle verra les deux anges, et c’est ce regard-là qui lui donnera d’entendre… !
Nous le voyons, si j’ose dire, beaucoup de regards se croisent :
-        Le 1er, celui qui reste au ras de ce qu’il voit, simple constatation.
-        Le second, celui qui voit et qui interprète, celui de la foi, de notre foi de tous les jours.
-        Et le 3ème enfin, le plus important peut-être : ce regard de contemplation, qui va par delà la tyrannie des apparences et des évidences ; ce regard-là n’a pas besoin de toucher, de preuves, c’est le regard qui reconnaît, qui voit avec, non pas les yeux, mais avec le cœur et les oreilles, car c’est un regard qui écoute : la suite du récit avec la Magdala nous le montre bien…

Ainsi, la résurrection, c’est d’abord un changement de regard, c’est la grâce d’un autre regard possible sur le monde, sur toi, sur moi.
Un regard qui voit avec le cœur, un regard qui interprète.
La résurrection, c’est la libération de l’idole, du piège de l’immédiateté (d’où, aussi, tous ces mouvements dans le texte, ces va et vient entre les différents protagonistes).
Oui, changer notre regard, pour découvrir celui de la foi.

Et l’urgence en est grande dans ce « monde de fous ».
- « comment survivre en effet dans ce monde de fous », me demandait-on hier soir ?
En découvrant la grâce de Pâques, c’est-à-dire celle d’un autre regard sur le monde : qui vient nous libérer et nous faire sortir du piège du « réalisme pessimiste », ou du « pessimisme réaliste » si vous préférez, car ce pessimisme réaliste nous conduit tout droit dans 3 autres pièges :
-        - Soit celui du cynisme (et après moi le déluge),
-        - Soir celui du désespoir (à quoi bon),
-        - Soit enfin celui de la violence qui veut plier le réel à sa guise et en imposer sa vision aux autres.
Non, il nous faut sortir de ces idoles.
Il nous faut sortir de ce tombeau.
La pierre en a déjà été roulée et la parole de vie a retenti.
A nous d’en vivre.

Car la résurrection n’est pas à croire, mais à vivre. 
Il suffit pour cela d’être juste à l’écoute, dans cette écoute attentive à ce qui  vient, survient.
Comme le dit Alexis Jenni : « la foi est un organe supplémentaire, non pas pour découvrir le sens secret de toutes choses, mais pour en percevoir la vitalité. L’acte de croire est une confiance, un état de disponibilité, une sensibilité extrême de tous les sens, et du sens du sens […] La foi n’est pas une puissance de consolation ; elle n’est pas pour aider à mieux vivre. Il ne s’agit pas d’aider, mais de permettre, permettre de vivre pleinement [5]».
Il ne s’agit pas d’aider, mais de permettre, permettre de vivre pleinement, libéré justement de la tyrannie de toutes nos idoles, fussent-elles celles de Dieu lui-même.

La résurrection n’est pas à croire, mais à vivre.
Mais  pour pouvoir en vivre, il faut pouvoir la nourrir sans cesse par cette parole qui vient nous labourer au plus profond de nous-mêmes et nous retourner en chemin de vie.
Alors nous pourrons voir de ce regard de foi, dans la confiance et l’espérance, fusse au milieu de la folie des hommes et au bord du tombeau.

Car entendons-nous bien, « l’optimisme chrétien n’est pas seulement une manière de voir la situation présente, mais il est une force vitale, une force de l’esprit ; là où d’autres se résignent, il a la force de garder la tête haute lorsque tout semble s’écrouler, de supporter les revers, de ne pas abandonner l’avenir à l’adversaire mais de le revendiquer pour soi[6] ».    
Ne pas abandonner l’avenir à l’adversaire, mais le revendiquer pour soi !
Voilà la grâce de la Résurrection, de cet autre regard possible :
Mais au fait, n’est-ce pas tout simplement le regard de Dieu ?
Ce regard que Dieu pose sur nous et sur le monde ?
Oui, voilà la grâce de Pâques : voir avec le regard de Dieu, ce regard qui roule les pierres de nos désespoirs, roule à côté des bandelettes de nos chagrins et les suaires de nos deuils, et nous retourne vers la vie !

Amen.







[1] Jean 20, 29.
[2] Blépô, blepw, en grec.
[3] Théoréô, qewrew, le 4ème évangile l’utilise 24 fois, et sauf une exception, toujours Jésus comme objet, ou ses signes.
[4] Oraô, oraw.
[5] In Son visage et le tien, Albin Michel, 2014, p. 28 et 46
[6] Dietrich Bonhoeffer, in Si je n’ai pas l’amour, p. 176. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire