lundi 1 août 2016


Lettre à mes filles

Mes très chères filles,

Vous êtes au seuil de l’âge adulte, ou de jeunes adultes déjà ; mais voilà que vous devez vous confronter à un monde qui sombre dans la folie et la barbarie. Il y a quelques mois déjà, c’était Charlie, puis le Bataclan et les attentats de Paris, en passant par Toulouse, et puis il y a 15 jours, Nice. La folie meurtrière, aveugle, imbécile, aberrante, sortie tout droit d’un autre âge que nous pensions à jamais révolu.
Et avant hier il y a eu Saint-Etienne du Rouvray. 
Cette mort, en elle-même, n’est pas plus ou moins tragique que les autres. C’est celle d’un innocent fauché par la folie de certains, comme malheureusement tant d’autres innocents auparavant.
Mais je sais que cet assassinat prend aussi une autre signification pour vous, car elle touche un de mes collègues, un homme qui n’avait comme seule arme, comme moi, que les mots de l’Evangile : des mots de paix, de fraternité, de pardon et d’amour. Oui, ces mots si kitch, tellement galvaudés, tellement décriés, et qui pourtant le faisaient vivre, comme ils me font vivre. Et à cause de cela, c’est lui qui, ce matin-là, a été égorgé, dans son église, alors qu’il célébrait un office religieux, qu’il faisait son job, qu’il faisait mon job.

Cette mort, compte-tenu de cette dimension symbolique, va être utilisée, instrumentalisée, à l’outrance et jusqu’à la nausée, et cela a déjà commencé.
Alors je voudrais vous confier ces quelques mots : Résistez, et confiance !

Résistez aux discours de haine, à toutes celles et ceux, d’où qu’ils viennent et d’où qu’ils parlent, qui ne cherchent qu’à nous dresser les uns contre les autres, qui ne cherchent qu’à trouver, encore et toujours, des boucs émissaires à désigner à la vindicte populaire.
Résistez à tous ces donneurs de leçons, à tous ces « y-a-qu’à, faut qu’on » : souvenez-vous de ce que je n’ai cessé de vous répéter : « Méfiez-vous de la tyrannie des apparences et des évidences » : la réalité est toujours complexe, et jamais facile.
Daesch veut déclencher une guerre de civilisation, ne lui faisons pas ce plaisir ! Ne tombons pas dans ce panneau. C’est une guerre à la connerie qu’il faut déclarer, à la bêtise, à l’obscurantisme, et je sais que celle-là,  vous la gagnerez !

J’ai confiance en votre génération, bien plus qu’en la mienne qui semble bien avoir échoué, aveuglée qu’elle était par le miroir aux alouettes du pouvoir, du court terme, et du profit à tout prix. Nous avions imaginé que tout était acquis, et nous avions oublié que la fraternité ne va pas de soi, qu’elle est une lutte, comme la justice est un combat.
Nous ne pourrons pas éluder encore longtemps les causes profondes qui ont nourri cette folie meurtrière : l’humiliation, l’exploitation, la négation de l’autre et de populations entières au nom du seul profit immédiat.

Je ne sais pas comment réparer cela, je n’ai pas de recette miracle.
Mais ce que je sais, c’est que si c’était moi qui avais laissé ma vie ce matin-là, je détesterais le tour que prennent les choses : les polémiques politiciennes et intéressées, qui n’attendent même pas que le temps du deuil soit passé, ces discours qui nous renvoient aux heures les plus sombres de notre histoire récente. Messieurs les politiques, l’avez-vous déjà oublié, la peur est toujours mauvaise conseillère, et les bonnes décisions ne se prennent jamais à chaud !

Il vous faut, il nous faut, ensemble, résister à la haine, à la détestation de l’autre, à la stigmatisation de l’autre. On ne construit pas une société sur la défiance et la méfiance, mais sur la confiance. Il vous faut, il nous faut y croire, à temps et à contretemps, et plus fort encore aujourd’hui, que la paix est possible, parce qu’elle est entre vos mains, entre nos mains ; que la fraternité est un don, et qu’ensemble, religieux ou non, nous pouvons, non, nous devons construire un autre monde.

Je souffre aujourd’hui avec mes frères et mes sœurs catholiques, mais j’ai peur aussi aujourd’hui pour mes amis musulmans, car il nous faut résister à la stigmatisation et aux amalgames.

Par le passé, d’autres jeunes filles, d’autres femmes, d’autres hommes se sont affrontés à la barbarie : je vous laisse ces mots de l’un d’entre eux : «Ne remplissez pas vos jeunes âmes d’amertumes ; cela se venge en nous enlevant la plus belle chose qui soit, la confiance 1».

Alors maintenant assez parlé, assez analysé, assez polémiqué : agissons, d’abord en nous pour chasser la peur et la haine, et puis autour de nous, pour faire reculer les ténèbres. Et n’oubliez surtout pas que la barbarie n'a jamais triomphé, et que toujours l’aurore se lève.  
Point d’irénisme dans cela : il faudra encore payer le prix du sang, et nous l’avons déjà commencé. Mais au moins, que cela ne soit pas en vain ! Pourtant l’avenir est là, à nous de le reconstruire, ensemble, peut-être sur des bases nouvelles. 

J’ai confiance en vous ! 

1. Christine von Dohnanyi, sœur de Dietrich Bonhoeffer, assassiné par les nazis. Lettre de prison, cité par Elisabeth Sifton et Frtz Stern, in Des hommes peu ordinaires, Gallimard, 2013,  p. 125.