Prédication
autour de Ecclésiaste 11, 1
Le 22 juin 2014 à l'Oratoire
Hier matin un ami
m'apostrophe et me dit :
-
je t'ai entendu
l'autre jour à la radio.
-
Ah ! lui
dis-je.
-
Mais tu as dis un
truc qui m'a choqué : tu as parlé de la mort et tu as dit : cette saloperie de mort !
-
Je dois avouer
que je ne me souviens plus bien de cette intervention, mais en effet, c'est une
expression que j'ai pu employer.
-
Et lui de
poursuivre : mais la mort, c'est dans la vie, c'est la fin de la vie ; c'est
normal …
Mes amis, si cela est vrai,
il n'en demeure pas moins que la mort, avec son lot de souffrance, avec l'abîme
de l'absence qu'elle ouvre sous nos pas, est bien pour moi, le plus souvent,
une saloperie.
Mais alors je me dois de
compléter ma pensée : la vie aussi, d'une certaine façon, est une drôle de
saloperie ! Elle aussi !
Désolé de ne pas être très
romantique ce matin ! mais c'est ce que je crois, je que je vois, et aussi, souvent,
ce que je vis.
Allons, si nous cessions de
tricher un peu : la vie, c'est un sacré truc, tout de même…
Je vous passe, Bertille et
Matthieu, les questions du bac philo de cette année, mais finalement, c'est
aussi cela : "vivons- nous pour être heureux ?" ; "suffit-il
d'avoir le choix pour être libre ?"
Mais si, par delà les questions
du bac philo, c'était, en fait, la seule
vraie question qui importe : qu'est-ce que vivre, en vérité ?
Cette question, un homme
nommé Qohéleth, le rassembleur, se la
pose pendant 12 petits chapitres dans un livre de notre vieille Bible, il y a environ
2500 ans.
On a longtemps intitulé ce
livre, dans nos bibles protestantes, l'Ecclésiaste.
Que conclut-t-il ?
Oh, un truc pas romantique du
tout non plus :
"Vanité des vanités,
tout est vanité ! "
Littéralement : buée, tout
est buée. C'est-à-dire : Rien ne tient.
Rien ne vaut. Tout disparaît
et disparaîtra !
En version moderne : tout
fout le camp, et tout foutra toujours le camp.
Tel semble être le leitmotiv
de Qohéleth, qui commence et termine par cette phrase son petit livre.
Ce qui me conduit à une
première remarque pour les plus âgés d'entre nous: cette impression que tout
fout le camp, que plus rien ne tient debout, que nous allons inéluctablement
vers la catastrophe, eh bien cette impression ne date pas d’aujourd’hui.
Elle est peut-être même une
des constantes de l’humanité.
Les jeunes ne respectent plus
les vieux, ils ne respectent plus rien: nous avons des textes de l'antiquité
qui déjà s'en lamentent.
Devant une telle vision du
monde, deux pièges alors nous
menacent :
-
Celui de la
grande désespérance, celui d’un regard sans concession sur le monde mais qui,
du coup, devient comme vide de confiance possible, d’espérance, de perspective
; bref, d’avenir. Où l’on devient de ces devantures qui affichent fermé pour cause d’inventaire, pour cause de
tellement de lucidité que c’est l’aridité qui s’installe à demeure. Et le piège
est là aussi pour les plus jeunes… cela s'appelle la peur de devenir adulte !
cette impression du vertige…
-
Ou bien c’est la
grande illusion, celle de se dire qu’on en a vu d’autres, que la science, la
technique, nous donnera toujours les solutions, et l’on refuse de voir la
vérité en face, et nous sommes alors comme l’autruche au soir de la journée, la
tête dans le sable !
Ne resterait-il comme
troisième voie que celle du cynisme, de
la "désabusion", de "l'à quoi bon" ??? Juste se moquer
de tout, et "après moi, le déluge" ?
L'Ecclésiaste ne dit-il pas
" vanité des vanités… » … ?
J'étais hier invité au
mariage d'une collègue de mon épouse. Un vieux curé, pas au top il est vrai.
Mais qui était là et qui faisait comme il pouvait.
Sur le banc devant moi, et
autour de nous, ce n'était que moqueries devant ce vieillard…
Serait-ce cela, vivre, nous
réfugier dans la moquerie, le dédain, le cynisme ???
Peut-être !
Mais alors, n’est-ce pas une autre façon,
finalement,
de désespérer ?
Car, c’est vrai, il arrive
dans nos vies que le ciel de l’espérance se soit refermé.
Car, c’est vrai, il arrive
dans nos vies que l’amour même nous semble devenu impossible.
Que reste-t-il à faire,
lorsqu’il n’y a plus rien à faire ?
se demande le jeune adulte ?
ou le vieillard fatigué ?
Pourtant, au cœur même du tragique, une voix surgit, venue
d’ailleurs, qui brise les apparences, qui place un geste qui, je le crois,
vient ouvrir pour nous un autre chemin :
-
"Lance ton
pain à la surface des eaux …"
Je le fais
Oui, La réponse que propose
l’Ecclésiaste est déroutante :
« Lance ton pain à la
surface des eaux » (11, 1).
Un geste insensé.
Une parole insensée.
Et pourtant…
Nous avions travaillé ce
texte lors d'un week-end KT il y a 4 ans, et, la première surprise passée, les
jeunes, certains d'entre vous y étaient, vous vous en souvenez, ont tout de suite compris :
La vie, c’est un pari.
La vie, ça se risque.
La vie, c'est aussi ce que j'en ferais.
La vie, c’est oser des petits
gestes un peu fous mais qui changent tout.
Et puis tout tenter,
c'est-à-dire, d’abord, ne jamais se résigner !
Car notre pire ennemi, c’est la résignation !
Celui de ne plus y croire;
Oh, pas seulement ne pas croire au bon Dieu ; mais ne
plus y croire du tout, à la vie, à l'amour, aux autres…
Oui, il nous faut persévérer !
Mais attention, tout tenter,
persévérer, ça commence par des petits gestes de rien du tout, nous rappelle
Qohéleth :
-
offrir une rose à
un ami,
-
ouvrir sa
meilleure bouteille un jour ordinaire,
-
chanter "à
toi la gloire" un 14 juillet…
Des petits gestes de rien du tout, mais qui changent
tout !
Parce que la vie semble ne rimer à rien, alors c’est à
nous justement de la faire rimer !
De la faire sonner juste !
C’est notre tâche.
C’est cela, être un homme,
une femme, en vérité, digne de ce nom.
Ce qui fait la beauté d'une
vie, c'est de tenter de la vivre dans la beauté, justement.
D'y mettre tout son cœur,
pour faire le pain le meilleur, la plaidoirie la plus honnête et la plus
convaincante, à l'image de ce très beau texte de Goldmann sur le cordonnier,
l'instituteur, qui changent la vie, juste parce qu'ils y mettent tout leur cœur[1] !
Des petits gestes de rien du tout,
mais qui changent tout !
Parce que la vie semble ne rimer à rien, alors c’est à nous justement de la faire rimer !
Parce que la vie semble ne rimer à rien, alors c’est à nous justement de la faire rimer !
De la faire sonner
juste !
C’est notre tâche.
Avec quelques repères,
quelques balises pour notre chemin :
-
l'amour, parce
que sans cela, nous ne sommes rien.
Pas l'amour des romantiques,
mais l'amour ordinaire, l'amour qui est accueil de ce qui vient, de ce qui
survient dans nos vies.
L'amour, qui est un autre
regard possible sur le monde, les autres, la vie, soi même…
-
et la confiance.
Ce qui me frappe, c'est que
plus personne ne semble avoir confiance en personne… or sans confiance, plus
d'humanité possible : c'est nous condamner à la loi de la jungle, qui est la
loi du plus fort.
Je cite Laurent Schlumberger,
notre président :
"On le sait bien et on
vient encore de le vérifier, cette défiance touche prioritairement les
responsables politiques et, tout autant, les médias. Mais elle ronge comme
l’acide toute relation sociale durable. 79% des Français – un chiffre en hausse
constante — estiment qu’ « on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux
autres » et seulement 21% qu’on a raison de vouloir faire confiance. L’avenir
est perçu non seulement comme illisible, mais bien plus comme nécessairement
menaçant.
Cette défiance, qui est
d’abord défiance à l’égard des autres et de l’avenir, traverse les personnes,
les couples, les familles, les acteurs sociaux, les corps intermédiaires,
l’économie…
Et
cela résonne très directement avec nos convictions évangéliques les plus
centrales. Car nous croyons que « Dieu
a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils, son unique, afin que
quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie et qu’il l’ait en
abondance » (Jn 3,16).
Dieu
tel que Jésus-Christ le fait connaître n’est pas un Dieu qui se défie du monde
ou qui appelle à s’en retirer.
Il
ne l’a ni condamné, ni rejeté, ni détruit.
Il
l’aime, il le rejoint, il y plonge, il y manifeste une confiance
inconditionnelle et première.
Une
confiance non pas dans l’abstrait, mais pour chacune et chacun. Une confiance
non pas une fois pour toutes, et tant pis pour toi si tu ne l’as pas perçue,
mais chaque jour renouvelée.
Cette
confiance-là est profondément libératrice.
Elle
appelle à l’engagement. Car puisque ma propre existence est digne d’une telle
confiance de la part de Dieu,
alors
même que je n’y suis pour rien, pourquoi en irait-il autrement de toute autre
existence ?
La confiance n’est pas une valeur.
Elle est une relation. La confiance
est une relation, dont on se découvre bénéficiaire et qui colore, irrigue,
nourrit, transforme nos propres relations.
Ensuite,
la confiance n’est pas un optimisme naïf et décrété. Elle exige engagement,
résistance au repli, persévérance quotidienne. "
Elle
suppose un labeur : un travail.
Relation
et engagement : choisir la confiance est à proprement parler un combat
spirituel. Celui de la foi, tout simple.
Foi,
fiance, confiance : c'est la même chose.
Et
c'est cela aussi que vous disiez il y a 4 ans :
"Nous ne savons pas ce
qui peut arriver,
nous n’avons pas toutes les
réponses,
nous ne les aurons jamais.
Mais ce n’est pas une raison
pour s’angoisser et
abandonner
Car je crois en un Dieu
qui nous donne la force
d’oser,
de prendre le risque de la
vie.
L’enfant qui ne veut pas
perdre ne joue pas,
Celui qui ne veut pas tomber,
n’apprend pas à marcher
C’est pourquoi Dieu nous
donne la force
de reprendre notre courage à
deux mains et
d’aller de l’avant.
Dieu me le redit : Aie
confiance, suis ton chemin.
Je crois que l’homme n’est pas seul
sur son île :
Dieu est avec lui.
Il lui donne l’espérance.
Et il lui donne le cadeau de
la fraternité,
De pouvoir partager une part
de pain avec son prochain.
Nous croyons qu’au fond du
couloir,
la lumière brille dans le
noir.
Même dans l’obscurité la plus
totale,
la lumière attend de naître
sous nos pas." [2]
C'est cela que je voudrais ce
matin vous confier, à vous les jeunes qui allez partir risquer votre vie, comme
à la petite Jeanne et à sa famille : vous pouvez, nous pouvons ensemble être
témoins de la confiance.
Avec le courage :
-
comme Qohéleth,
de voir la vie en vérité, sans tricher ;
-
mais comme Qohéleth, de parier sur l’impossible.
Avec la seule force que Dieu
nous donne, celle de sa parole et de son amour.
Oser ces gestes un peu fous,
mais qui changent tout !
Lancer son pain à la surface
des eaux.
En fait, cette parole est
pour moi image de la création : comme Dieu lança son souffle sur les eaux pour
en faire surgir la vie, il nous importe de lancer notre pain, c'est-à-dire le
fruit de notre labeur, à la surface des eaux, afin, nous aussi, d'en faire
jaillir la vie.
Parce que vivre, c'est naître
à chaque pas, par la seule force d'une parole reçue, d'un amour entrevu, et du
geste fou de la confiance retrouvée.
Jean-François Breyne
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